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Wevelgem et l’Enola Gay

Il y a trois quart de siècle la dernière bombe atomique jamais lâchée a été larguée sur Nagasaki. La puissance inouïe des deux explosions nucléaires et les destructions au Japon font désormais partie de notre mémoire collective. Le champignon nucléaire emblématique s’apparente au mythique Moloch, divinité malfaisante, avide de sacrifices humains, et qui est restée, pendant si longtemps, silencieuse. Les deux bombes n’auraient jamais pu être fabriquées sans la livraison d’uranium du Congo belge. Dans ce numéro de RateOne, on établit encore un autre rapport remarquable, c’est-à-dire un rapport entre Hiroshima et EBKT, Kortrijk Airport.

Bominslagen Wevelgem

Photo : C’est une étrange coïncidence que trois ans avant les attaques atomiques, le pilote Paul Tibbets a dirigé un bombardement sur la base aérienne de la ville d’où venait Edgar Sengier. À droite sur la photo: Courtrai; en haut à gauche : les bombes de Tibbets qui éclatent sur la base aérienne de Wevelgem (The National Archives, Kew)

On remonte en août 1945, quelque part dans l’Océan pacifique. « Tu ne dis à personne où tu es, qui tu es, ce que tu fais. Ni à ta femme ni à ta sœur ni à ta bonne amie, à n’importe qui. »

Et si l’on se trompe une seule fois, on sera transféré sur-le-champ de l’île tropique vers une base en Alaska. Ces mots du commandant sont fourrés dans la tête de chacun qui travaille sur l’énorme base aérienne éloignée de Tinian. Qui est actif dans le périmètre du 509th Composite Group sait qu’il est l’un des meilleurs dans son job, qu’il soit expert d’entretien, radiotélégraphiste, navigateur ou pilote. Le meilleur commandant de toute l’US Army Air Force est celui qui exige le plus grand secret de ses hommes. Il s’appelle Paul Tibbets et dans les trois années précédentes il a acquis une solide expérience comme pilote. Pendant toute sa vie, il se souviendra aussi de ses premières missions de guerre en 1942. L’un de ces vols est à destination de Courtrai.

B-17 Paul Tibbets

Photo : Le B-17 au bord duquel Paul Tibbets a bombardé la base aérienne de Wevelgem-Courtrai en août 1942 (Imperial War Museum)

Les bombes et la moralité – L’Enola Gay au-dessus de Courtrai

Récapitulons un peu. À partir du 10 mai 1940, à une vitesse sans précédente, la Blitzkrieg fait rage à travers l’Europe occidentale. En sept semaines, les Allemands règnent de la côte du cercle polaire jusqu’à la frontière espagnole. La Grande-Bretagne se défend bien et envoie ses bombardiers vers les villes allemandes nuit après nuit. Mais, le plus souvent, il ne s’agit que de petites piqûres d’épingle. En effet, faute de bonne navigation, les pilotes du R.A.F. ne trouvent pas leur cible et la plupart des bombes explosent à des kilomètres de leur but. Les pertes en équipages chers et bien entraînés s’accumulent.

Tout change après Pearl Harbor. Le président Roosevelt transporte d’énormes quantités de troupes et de matériel vers les îles britanniques, qui se transforment en un porte-avions gigantesque en quelques mois. Les Américains exhibent leurs Forteresses Volantes, des bombardiers quadrimoteurs qui occupent, par bomb group, une base aérienne. Le 17 août 1942 la nouvelle force aérienne américaine reçoit le baptême du feu en Europe. Une seule unité est déjà prête : sur la base aérienne de Polebrook le 97th Bomb Group se prépare à la première mission de guerre américaine. L’unité est sous les ordres du colonel Frank Armstrong, un officier tenace qui ne supporte pas la contradiction. Cependant, ce matin-là, Amstrong a un problème : quoiqu’il soit le plus gradé, il n’a pas assez d’heures au compteur pour piloter une Forteresse Volante. Le colonel prendra place dans le siège du copilote, pas par le volet qui donne accès direct au cockpit, mais par la porte arrière dans la queue. Il apparaîtra cependant rapidement que ce sabreur est très superstitieux. Ainsi, lors de chaque vol, il espère que les premiers souliers de son petit fils, qu’il garde dans la poche de son pantalon, lui porteront chance.

Paul Tibbets

Photo : Paul Tibbets (au milieu) deux mois après qu’il a bombardé Courtrai-Wevelgem en août 1942. Le nom de la commune (épelée fautivement comme Coutrai au lieu de Courtrai) se trouve sur la mission list derrière lui. À ce moment-là, Tibbets ne savait pas encore que trois années plus tard, il volerait la mission qui changerait le monde.

Sur le siège du commandant, à côté d’Armstrong, se trouve l’homme qui a le plus d’heures de vol de la base : Paul Tibbets, âgé de 27 ans. Cet homme d’Illinois voulait devenir médecin, mais après quelques cours il a choisi l’aventure et est devenu pilote. Lorsque son père s’est rendu compte qu’après plusieurs générations, il n’y aurait plus de docteur Tibbets, il a été furieux. Sa mère par contre a toujours continué à soutenir son fils.

Ce 17 août 1942, Paul Tibbets envoie la formation vers Rouen, une ville au nord de la France.

« La première fois que j’ai largué des bombes au-dessus de leur cible, je les ai vu dégringoler », se souvient-il en 1989. « Et ensuite, de petits nuages de fumée noire et, de temps en temps, un jet de flamme. Des gens meurent là-bas, je me disais. Ils n’ont rien à voir avec la guerre. Ce ne sont pas des soldats …

Et puis, j’ai revécu un souvenir du temps où je faisais encore médecine. Je vivais ensemble avec un médecin qui m’a alors raconté que quelques camarades d’étude vendaient entre-temps des médicaments à des pharmacies. Ils n’étaient pas capables d’exercer la profession de médecin parce qu’ils ressentaient trop de pitié pour les patients. Ils partageaient trop les symptômes pour pouvoir prendre les décisions médicales nécessaires. Et à ce moment-là, je me suis rendu compte que j’avais le même avis sur ces personnes innocentes au-dessous de moi. J’étais pilote de bombardement et je devais détruire une cible. Sinon je ne vaudrais rien. »

Les Américains attendent encore avant de s’aventurer dans l’espace aérien allemand. Ils se préparent lors de quelques missions le long de la côte de la Mer du Nord. Une semaine et demie après le baptême du feu en Europe, Tibbets passe à la première offensive américaine sur le territoire belge.  Le 29 août, les flèches sur les cartes de vol sont dirigées vers la base allemande de Wevelgem, à côté de Courtrai. Paul Tibbets largue les bombes et ne se pose plus de questions. Il écrit tout de même à sa mère. Elle s’appelle Enola Gay.

Enola Gay Dulles Washington DC

Photo : Après la guerre, l’Enola Gay a dépéri et ce n’est qu’en 1995, cinquante ans après le bombardement atomique, que le fuselage entre-temps restauré avec le nom tristement célèbre, est à nouveau exposé au public. Depuis 2003, ce Superfortress, y compris ses ailes, fait partie de la collection du National Air and Space Museum à l’aéroport de Dulles, Washington D.C. Au cours des dernières décennies, l’exposition de cet appareil historique a plusieurs fois provoqué de la consternation. Ainsi, en 2003, deux activistes américains ont été arrêtés au moment où ils jetaient de la peinture rouge. 

Tibbets est un survivant et bien plus âgé que la plupart de ses collègues. À travers les années de guerre ’43 et ’44,  il progresse jusqu’à devenir le commandant avec le plus d’expérience comme pilote de bombardement. Il attaque des cibles en Europe occidentale, est ensuite transféré en Afrique du Nord pour exécuter des missions autour de la Méditerranée, jusqu’à ce qu’en 1944, grâce à ses tonnes d’expérience de vol, il soit sélectionné pour diriger l’unité qui larguera la première bombe atomique, fait qui changera le monde. Une partie de cette expérience, il l’a acquise dans l’espace aérien belge …

Reportage de RateOne 10 : Cynrik De Decker

Photos: Luchtvaartgeschiedenis 

En août 2020, 75 ans après l’attaque atomique, l’auteur publie aux éditions Houtekiet (houtekiet.be) son livre Voordat de bom viel – Hoe Belgen de atoombommen op Hiroshima en Nagasaki mogelijk maakten (Avant que la bombe tombe – Comment les Belges ont rendu possible les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki)

Cover Voordat de bom viel